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Art — Installations

Loriot et Mélia

Galerie

À l’occasion de l’exposition « VU-PAS-VU » [1] au Musée des Beaux-arts d’Angers ArtKopel vous présente le huitième "livre-exposition" publié par Karen Lavot-Bouscarle et Arthur Kopel, avec des œuvres de Loriot & Mélia.
> Consultez également notre entretien avec les artistes : entretien avec Loriot & Mélia

Philosophique est le laisser-voir qui met sous le regard l’essentiel des choses. [2]

Martin Heidegger

D’aucuns ont dit qu’elle avait quelques traits tatars en son visage, d’autres qu’elle avait les sourcils et les pommettes de la Vierge de Novgorod. Elle portait une robe de laine noire avec le col roulé, son visage et ses mains n’étaient plus alors qu’apparition.
À cette époque, par les nuits d’hiver, la rue Malaïa Dmitrovka était déserte et blanche. De la fenêtre nous pouvions contempler l’église de la Nativité-de-la-Bienheureuse-Vierge-Marie-v’Poutinkakh, avec ses hauts murs blancs et ses clochers-tentes surmontés de petits bulbes bleus au-dessus desquels trônaient encore les ors des croix plantées sur les croissants de lune. On raconte que dans les années 1650, Paisios, patriarche orthodoxe de Jérusalem, en visite en Russie, pria instamment le tsar Alexeï Mikhaïlovitch de reconstruire cette église en bois qui venait de brûler. Elle est aujourd’hui encerclée de près, blanche, par le gris des immeubles moscovites.

Nous dînions entre amis, autour d’une vieille table en bois patinée par les banquets, à la lueur des bougies. Elle parlait et je me taisais. Sur la table étaient disposés les pirojki, les petits sprats fumés conservés dans l’huile, les molossols et la vodka, les blini nappés de caviar rouge et d’autres de noir, les tranches d’esturgeon étoilé, ainsi que le samovar pour le thé. J’écoutais le timbre et le grain de sa voix tout en contemplant ses mains qui virevoltaient ainsi que les corneilles mantelées lors de leurs parades nuptiales. Elle buvait du champagne français et parlait de théâtre dont elle fréquentait assidûment les représentations. Elle évoquait aussi ses peurs ; elle laissait entendre qu’elles la tétanisaient parfois.
Soudainement elle me demanda si je connaissais ce poème de Yeats dont elle me chuchota les deux derniers vers :

« I have spread my dreams under your feet ;
Tread softly because you tread on my dreams »
 [3].

Sur le mur derrière elle, d’étranges lueurs formaient des images fantomatiques. J’ai mis longtemps à comprendre que la lune se reflétait dans l’or des croissants et des croix, et que ces reflets venaient eux-mêmes se projeter sur l’argenterie des couteaux et des fourchettes, dans le cristal taillé des bougeoirs, pour aller illuminer le mur de rêves d’images. Tout s’était passé comme si la fragilité et la beauté n’étaient qu’une seule et même facette du don que puisse offrir l’art ou une femme : le chatoiement d’un rêve prompt à s’évanouir ; en quoi notre regard est encore plus fragile car il peut ne pas voir certaines réalités faute d’être assez présent à ce qui lui fait face.

Ce qui fait notre monde tient par les images que nous y projetons sans cesse.
Au-delà de la vaine volonté de possession, il y a dans l’art comme dans l’amour une infinie projection d’images, ils nous rendent uniques parce qu’à juste titre nous pensons être celui ou celle qui en est le plus touché, comme s’ils n’attendaient que nous pour être révélés et comme si nous n’attendions qu’eux pour les révéler. Des choses éparses en nous tintinnabulent alors jusqu’à se cristalliser.

La majeure partie des œuvres de Loriot-Mélia ne peut que surgir dans l’ombre, ce n’est que par elle qu’elles adviennent ; ainsi les mosaïques d’or byzantines, les icônes, qui, à la seule flamme d’un cierge, surgissent à ténèbres.
Une infime source de lumière suffit pour animer un monde. Mais pas d’ors ici si ce n’est une référence dans l’une des premières œuvres : « l’Auréolus dit le Loriot » c’est son titre, oriolus oriolus disent les ornithologues, le merle d’or ainsi qu’on l’appelait dans les campagnes de France au XIXe siècle encore ; celui qu’on ne voit jamais, qui se cache dans les frondaisons et n’effectue sa migration que de nuit ; l’oiseau de feu des contes russes, celui qui mange les pommes d’or dans les jardins du tsar et qui amorce le rite de passage du jeune Ivan Tsarévitch.

Le dispositif de l’œuvre est explicité sur le cartel : « objets divers réfléchissants, miroirs, plateau, appareil photographique, oiseau-leurre. »
Un oiseau-leurre dont la boîte d’origine présente sur le plateau-dispositif une calligraphie extrême-orientale, sur laquelle est également écrit : Oriole ; en face de cette boîte, un loriot-jouet en métal se penche sur un miroir, pour nous indiquer de l’imiter, de regarder les miroirs. Quant à l’appareil photographique, un Lubitel — prononcer lioubitel — de fabrication soviétique, il provient de l’usine Leningradskoïe Optiko Mekhanichestkoïe Obieninenïe, autrement appelée LOMO. Lioubitel est un mot récent dans la langue russe, si l’on en croit le linguiste et philologue Viktor Vladimirovitch Vinogradov [4], il serait apparu au milieu du XIXe dans une gazette de Saint-Petersbourg et signifie amateur, les russes disent aussi dilettant’ ; c’est l’appareil photographique qui offre une des roues du char sur lequel se tient l’oiseau, par la lumière qui vient se projeter sur la couronne (oréole) de mise au point de son objectif et en projette les contours. À la fin du XIIIe siècle l’oréole était l’adaptation orthographique de l’aurea coronna, couronne d’or ; au XIVe siècle, l’expression s’est condensée en auréole et désignait une petite couronne d’or [5].

Un oiseau-leurre, des miroirs brisés, un appareil photographique Amateur auréolent en un rêve un oiseau de lumière sur un mur capté.
Au XVIIe siècle Furetière disait que l’auréole « se dit de quelque joyau qu’on proposait pour prix de quelque dispute » [6]... Mais que cherche-t-on à nous prouver ici ?
Photographie sans référent qui ne s’ordonne qu’à partir d’un chaos, vitrail sans transparence, théâtre d’ombre inversé, quelque chose de singulier fait œuvre.

Une image est projetée au mur à partir d’improbables fragments épars, dissimulés, auxquels les artistes ont ajouté un piège-à-regard afin que ce qui est voyant ne fasse pas vision.
Qu’il s’agisse de « L’île des morts » où l’ombre d’un simple morceau de cartonnage déchiré nous envoie vers d’autres mondes, qu’il s’agisse encore des « Fruits d’une mûre réflexion » qui nous offrent des fruits de lumière ; la grande part des œuvres de Loriot-Mélia nous confronte à l’histoire de l’art, mais surtout, rien n’existe de ces œuvres qu’en acte. Que l’ampoule s’éteigne, que l’ombre s’efface par trop de clarté, et ne reste que le dérisoire de l’installation. L’œuvre ici n’existe que par ce qu’elle se donne à voir dans sa fragilité d’apparition ; mélancolique est-elle qui a besoin, pour émerger du fatras, d’une grande part d’ombre pour abri et d’une minuscule lumière pour se révéler.

Sur le plateau-dispositif de « L’auréolus dit le Loriot », on peut remarquer un petit arbre sur le bord, en fait un pique-palmier dont on se sert pour décorer les desserts. Le reflet — mais ne serait-ce pas plutôt l’ombre ? — de cet arbre est presqu’invisible, délicatement présent dans l’image sur le mur, il est situé exactement sur le cœur de l’oiseau...
Plût au ciel que ce fût un lilas de Perse.

Dans ces œuvres on entend le rire d’Alexandre Calder lorsqu’entre 1926 et 1931 il fabriquait un petit cirque avec trois fois rien, ou bien encore lorsqu’il écrivait à sa petite nièce Nénette en avril 1964 : « Je sens bien qu’avant tout l’art doit être joyeux, et non pas lugubre » [7].
Dans le décalage entre l’image immatérielle et ce qui est mis en œuvre se crée une tension : un point de lumière irradie l’espace, un agencement savant de bris de verre et de miroir, de débris de toutes sortes, de déchets plastiques d’emballage... à partir desquels une image apparaît comme lors des anciens spectacles de magie. Quelque chose sans nom entre en résonance avec le spectateur, comme dans la musique, dans la poésie, ou le regard d’une femme : nous décidons alors que là est notre demeure. Quelque chose qui n’a pas de nom parle de dépossession, un rêve a rêvé ces images. S’il y avait un leurre pour posséder notre regard comme on dit, ce n’était que pour mieux le rendre à lui-même, et si nous avons cru que ces œuvres étaient le fruit de dilettantes, alors les artistes se sont joués de nous mais pas à nos dépends, il fallait cela pour que nos yeux se déprennent de ce qui n’est pas essentiel et n’oublient pas la pierre de touche de la philosophie : l’émerveillement.

Arthur Kopel


[1Exposition jusqu’au 3 avril 2011, Musée des Beaux-Arts d’Angers - Commissaire de l’exposition : Christine Besson.

[2Martin Heidegger, Remarques sur art - sculpture - espace, p. 31, Payot et Rivages, Paris, 2009.

[3« J’ai déposé mes rêves sous vos pieds ;
marchez doucement parce que vous marchez sur mes rêves »
.
W. B. Yeats, He wishes for the Cloths of Heaven, extrait du recueil The Wind among the Reeds (1899), in Collected Poems, p. 81, Gill & Macmillan, Dublin, 1985.

[4Viktor Vladimirovitch Vinogradov, Istoriia slov : okolo 1500 slov i vyrazhenii i bolee 5000 slov, s nimi sviazannykh, Tolk, Moscou, 1994

[5Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2010.

[6Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, Arnout & Reinier Leers, La Haye & Rotterdam, 1690.

[7Daniel Marchesseau, Calder intime, p. 2, Solange Thierry éditeur, La Bibliothèque des arts, Paris, 1989.