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Entretien – Cinéma

Wim Wenders

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Entretien avec le réalisateur allemand Wim Wenders, préparé et réalisé par Arthur Kopel et Karen Lavot-Bouscarle en juin 2009.
Traduit de l’anglais par Karen Lavot-Bouscarle.
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Arthur Kopel — Vous avez raconté que vous aviez pleuré lorsque vous avez vu pour la première fois « Cris et chuchotements » de Bergman. On parle peu des larmes que provoque parfois la vue d’un film. Est-il tabou de parler des pleurs ?

Wim Wenders — Pour la plupart des gens, il est plus facile de raconter le rire (ou de fanfaronner) que de confesser ses larmes. Et puis, il peut y avoir quelque chose de très satisfaisant à fondre en larmes d’un seul coup. Je pense que ça marque durablement. Le rire et les larmes ont en commun le fait d’être déclenchés par un moment de vérité. On ne pleure pas si la scène a un côté bidon ; et on ne rit pas non plus si on ne reconnait pas le grain de la vérité dans la comédie, ou dans la plaisanterie.

Wim Wenders
Photographie © Donata Wenders, 2004

A. K. — Au début de Faraway, so Close (Si loin, si proche), un ange dit : « Si nos larmes pouvaient les aider ! ». De quoi s’agit-il lorsque l’on pleure devant une œuvre d’art ?

W. W. — Beaucoup de peintures et de travaux artistiques ont provoqué mes larmes. De quoi s’agit-il ? Est-ce quelque chose de différent à chaque fois, ou cela arrive-t-il pour une raison précise ? Vous devez connaître cette sensation : reconnaître quelque chose que vous ne pouvez pas avoir vu avant. Votre vision du monde, votre capacité à voir et à comprendre s’ouvre alors. Vous pouvez vous surpasser ! Vous pouvez le faire car quelqu’un vous a guidé. Vous redevenez comme enfant, mais en même temps, vous êtes plus sage. Raison de plus pour ouvrir votre cœur et pour pleurer, de joie ou de chagrin. Votre horizon peut s’élargir dans les deux sens...

A. K. — Quand vous avez écrit sur l’image fixe, dans To shoot pictures..., vous disiez que dans le moment de la photographie, nous voulons disparaître dans le vaste monde et à l’intérieur des choses... À la fin de Don’t come knocking, l’homme de la compagnie d’assurance dit qu’il n’a pas la radio : « je n’aime pas le monde en général, c’est un endroit malsain. Alors pourquoi le laisser entrer ? », ce type froid et insensible expose ici sa fêlure. On sent bien qu’il a raison, qu’il se protège, mais qu’il dit vrai. Les images sont une manière de faire entrer le monde en nous, que pouvons-nous faire alors ?

W. W. — On peut toujours plus apprendre pour distinguer les images qui nous détruisent et nous ravagent de celles qui nous donnent un sentiment de sérénité. Alors que les premières nous aveuglent insidieusement, les secondes nous permettent de mieux voir. Moi-même, j’aimerais pouvoir effacer l’imagerie qui envahit mon esprit et mon âme et m’en débarrasser à tout jamais. J’aimerais pouvoir appuyer sur un bouton « supprimer ». Mais on ne peut pas encore le faire. (Dans le futur ? Peut-être...). Alors je suis prudent. J’ai développé une sorte de sixième sens. Je me détourne si je vois que je suis en train de me faire (ab)user à télécharger de la merde. Attention : toutes les « belles » images n’ont pas une source de beauté en soi. En réalité, je suis plus effrayé par les « beautés » trompeuses. De même que les images affreuses ne parlent pas toutes de la “vérité brute”. Qu’est-ce donc alors, que nous avons à distinguer ? C’est plus parlant en anglais, je suppose parce que les mots « sell » (vendre) et « tell » (raconter) sonnent de façon si proche. Je me méfie par dessus tout des images destinées à me vendre quelque chose (particulièrement si elles essaient de me vendre l’histoire). Je veux qu’elles me racontent l’histoire. Je veux qu’elles racontent avant toute chose. Conter, oui, mais pas seulement. Une image peut avoir quelque chose à dire qui n’est pas une histoire. Cela peut être juste un état, un moment détaché de tout « contenu ». Une chose peut simplement se raconter « elle-même ». Je suis allergique à tout ce qui est vendeur.

A. K. — Vous disiez qu’en tant que cinéaste, pour raconter une histoire, vous devez contraindre les images, et que parfois il ne reste rien, que des images maltraitées. Le destin de l’image se paie à un prix aussi lourd ?

W. W. — Parfois. Dans certaines histoires, il y a un prix à payer pour chacun des éléments (visuels). Je ne pense pas avoir dit, ou tenté de dire que chaque partie d’une narration implique de telles contraintes. Il peut arriver que parfois la structure d’une histoire devienne une prison pour les images qui aident à la constituer. Une fois qu’on est dans ce vortex, ce maelström, il est difficile de retrouver son chemin vers la liberté. Mais l’inverse arrive aussi, et ce sont les moments heureux d’un réalisateur : l’histoire s’écoule tranquillement, et à chaque prise de vue de la journée, de la semaine ou même de tout le tournage, on est transporté, on est pris dans le mouvement et on navigue, on dérive, avec une aisance et une liberté incroyables. Le fait est qu’on ne peut pas forcer les choses. Dès qu’on tente de le faire, on obtient le résultat opposé.

A. K. — Vous avez eu une fascination pour une phrase de Cézanne qui disait : « Tout va mal. Il faut se précipiter si on veut encore voir les choses. Tout est en train de disparaître ». Vous avez d’ailleurs dit que la caméra c’est l’arme du regard contre la misère des choses : disparaître. C’est une nostalgie du présent qui ne pourrait jamais être vécu puisque déjà perçu comme le passé ? Impossible à vivre parce qu’il n’aurait pas de place dans le temps ?

W. W. — En considérant les choses avec plus de recul aujourd’hui, je pense que ce sont de telles pensées, si abstraites, qui contribuent à mes propres enchaînements. Pourtant, une partie est vraie. Oui, Cézanne avait raison bien sûr, même s’il ne vit plus aujourd’hui ; et il n’aurait pu envisager, même dans son pire cauchemar, combien et à quelle vitesse les choses glissent vers leur propre disparition de nos jours. Je ne suis plus bien sûr que la caméra empêche l’effacement des choses. À l’ère digitale, la caméra accélère plutôt leur disparition. Après tout, apprendre à vivre dans le présent, c’est le véritable sujet de mon dernier film Rendez-vous à Palerme. Je ne vous en dis pas plus. Vous devez le voir par vous même... (Après tout, quiconque n’est pas un peu vendeur à chaque instant aujourd’hui est condamné à disparaître. «  You just can’t win... » pour citer un bon morceau de Rock’n Roll).

A. K. — Et s’il n’est pas possible à vivre, peut-être que les touristes qui voyagent partout dans le monde avec leur appareil photo en avant de leur regard, entre eux et le monde et ne vivant le présent que de cette façon, finissent par avoir raison ?

W. W. — Les touristes sont à côté de leur pompes, par définition, et ils n’apprendront jamais la vie. Au moins, les voyageurs ont une chance d’entrevoir la lueur... Ne faites jamais partie des touristes, faites toujours l’effort d’apprécier le chemin lui-même plutôt que la destination... (Je vous rappelle Confusius peut-être ?)

A. K. — À travers vos films, vous n’avez cessé d’interroger les outils et leur rapport à la possibilité des images : le Polaroïd souvent, la croix de Malte et les ombres chinoises dans Kings of the Road (Au fil du temps), le zootrope , le stéréoscope dans The American Friend (L’ami américain), une machine qui n’existe pas dans Until the End of the World (Jusqu’au bout du monde), les caméras de surveillance, les caméras Super 8 ou vidéo, les caméras de cinéma 35mm, la caméra des Frères Lumière dans Lisbon Story... Quelles réponses sur l’image ces questions sur les outils vous ont-elles apportées ?

W. W. — Chaque appareil apporte une réponse différente, autrement, je ne les aurais pas tant questionnés. Dans Rendez-vous à Palerme, Finn a un appareil photographique qui prend des vues à 360° autour de lui. C’est ainsi qu’il fait en sorte de photographier sa propre mort, dans son dos. Le cinéma pourrait bien être la vérité vingt-quatre fois par seconde, mais c’est aussi la mort vingt-quatre fois par seconde, entre chaque image. C’est une oscillation constante entre la vie et la mort si vous voulez. C’est ce qui lui donne le rythme.

A. K. — Pour poursuivre la précédente question, ce sont les images vues par un enfant qui déclenchent la filiation entre un fils et son père dans Paris, Texas, juste avec un projecteur Super 8... Les images ont ce pouvoir. Les images nous apportent-elles autre chose que leur pouvoir ?

W. W. — Elles n’ont pas de pouvoir. Elles donnent de la clarté, de la paix, de la joie, des émotions, de la reconnaissance, elles « dé-voilent », « dé-couvrent »... On peut en faire un pouvoir, parfois. On peut dire bien-sûr que les images sont très puissantes aujourd’hui. On pourrait même dire (et je le dis) que ce sont les armes les plus puissantes, parce qu’elles sont utilisées dans ce sens. Les gens utilisent les images bien plus qu’avant, certainement plus que les mots. Mais elles ont le même « pouvoir » qu’au tout début, lorsqu’elles étaient peintes sur les murs des cavernes.

A. K. — À la fin de Si loin si proche, il est dit que les hommes ont oublié que la lumière passe par les yeux pour aller vers le cœur, puis ressort pour illuminer l’extérieur. C’est une conception du regard qui a été évoquée dans des termes un peu semblables par les anciens grecs. Ce serait la vérité du cinéma ? « Et les hommes avec leur regard ne savent plus que prendre, ils ne savent plus donner » (Faraway, so Close) ?

W. W. — J’en ai certainement trop dit dans ce film. C’était son audace aussi. J’aime toujours comment le film débute, avec cette citation de l’Évangile selon Mathieu : « L’œil est une fenêtre dans le corps... » (plus connu comme « L’œil est la lampe du corps... »)

A. K. — Vous avez dit que quelque soit le film que vous faisiez, vous deviez conserver une loyauté à l’égard de l’écoulement du temps. Et dans ce même film apparaît deux fois, à très peu d’intervalle, une petite affiche sur un mur où il est écrit «  Zeit ist Kunst », le temps est l’art... De quoi s’agit-il ?

W. W. — Cette étrange petite affiche était là, je ne l’y ai pas placée. J’ai certainement filmé cette scène là parce que j’ai trouvé cet « écrit sur le mur » à cet endroit. Je n’ai vu ce slogan — ou plutôt ce haiku — nulle part ailleurs dans la ville, et je n’ai aucune idée de qui l’a mise là. Je préfère trouver les choses plus que les inventer.

A. K. — Quand vous avez parlé de la photographie, dans « To shoot pictures... », vous disiez que c’est une image double, qu’elle montre l’objet et dans le même temps l’orientation du photographe, de son désir des choses qu’il regarde. Vous ajoutez que parfois c’est trop beau pour être vrai, trop vrai pour être beau. Y aurait-il un antagonisme entre la beauté et la vérité ? Est-ce l’image qui est le lieu de ce combat entre les deux ?

W. W. — Vous m’enlevez les mots de la bouche. Ce n’est pas facile d’ajouter quelque chose. Le combat entre la vérité et la beauté est aussi multiple que chacun de ses contraires ; elles sont après tout assez souvent liées. Dans chaque image que l’on créé, on doit déchiffrer à travers les craquelures en quoi consiste la beauté dans ce qu’elle transporte, et ce qu’est sa vérité. Heureusement, la plupart du temps, ce n’est pas un problème conscient. (Si c’était le cas, personne ne pourrait produire un seul film...). En général, c’est une décision viscérale qui vous fait accepter (et croire) plutôt en la beauté ou en la bête...


Traduit de l’anglais par Karen Lavot-Bouscarle.