Accueil > Entretiens > Bernard Jordan

Entretien – Une collection

Bernard Jordan

Une collection de dessins

Entretien avec Bernard Jordan, réalisé le 22 avril 2008 par Joëlle Lebailly, à l’occasion de l’exposition Une collection de dessins - Bernard Jordan, présentée à l’abbaye du Ronceray à Angers, du 7 juin au 6 juillet 2008.
Bernard Jordan est collectionneur et galeriste, à Paris, à Zürich et Berlin, Joëlle Lebailly est directrice de l’Artothèque d’Angers, et commissaire de l’exposition.

Artistes présentés : Roger Ackling, Vincent Barré, Philippe Boutibonnes, Gabriele Chiari, Mamadou Cissé, Philippe Compagnon, Christophe Cuzin, Paul van der Eerden, Eve Gramatzki, Bruno Gironcoli, Alfred Kremer, Jean-Paul Marcheschi, Pierre Puvis de Chavannes, Camille Saint-Jacques, Eric Snell, Pierre Tal-Coat, Elmar Trenkwalder.

Une collection de dessins – Bernard Jordan
Vue d’ensemble de l’exposition à l’abbaye du Ronceray, à Angers, courtesy Artothèque d’Angers.

Haute tension

Ça débute comme ça. Vous êtes en présence d’une œuvre. Une présence va et vient. Et puis elle disparaît ou c’est vous qui vous déplacez. Mais parfois, par séquence, elle persiste.
Un jour, sans annonce, elle s’impatronise. Vous collectionnez pour élucider cette haute tension.
Ça débute comme ça aussi quand on emprunte des œuvres à l’Artothèque.
Saisi, on devient collectionneur.
Présenter une collection privée est une manière d’interroger la relation aux œuvres telle qu’elle se constitue dans la durée. Qu’il s’agisse de la collection de Bernard Jordan apporte une dimension supplémentaire, en lien direct avec la création et le rôle actif qu’un marchand comme lui joue dans le débat esthétique contemporain.
Il défend et accompagne - autant qu’il vend leurs œuvres - des artistes qui prennent appui sur les ruptures de la modernité sans renoncer à la pratique de la peinture, du dessin ou de la sculpture puisqu’ils sont en majorité peintres et sculpteurs.
Très tôt, il acquiert des œuvres et constitue au fil du temps une collection où le dessin tient une place prépondérante.
L’exposition en rassemble une belle partie, depuis Puvis de Chavannes dont les dessins sont les seules œuvres anciennes de la collection jusqu’à Eric Snell ou Paul van der Eerden.
On découvre des façons très différentes de dessiner et de considérer le dessin, en relation avec les enjeux de la création d’aujourd’hui, d’une figuration qui refuse tout académisme jusqu’à l’abstraction la plus analytique.
Nous en parlons avec Bernard Jordan à l’heure où il ouvre deux galeries : l’une à Zurich et l’autre à Berlin (en co-direction avec Amélie Seydoux).

Joëlle Lebailly

Jean-Paul Marcheschi, Carte des Vents, 1984-1985
230 cm x 250 cm, 20 feuilles, 65 cm x 50 cm, courtesy Bernard Jordan.

ENTRETIEN AVEC BERNARD JORDAN

Joëlle Lebailly — Comment devient-on collectionneur ? C’est la conséquence naturelle du métier de galeriste ?

Bernard Jordan — Je ne sais pas si cela a à voir avec le fait d’être marchand mais disons que c’est forcément lié. Quand on est marchand, on est constamment en contact avec des œuvres et on devient logiquement collectionneur. Mais je pense que ce n’est pas obligatoire. Je ne suis pas sûr que tous les marchands soient collectionneurs. Les marchands constituent des stocks mais c’est autre chose, c’est un autre but. C’est un peu comme les conservateurs de musées. Il y en a qui sont collectionneurs, il y en a qui ne le sont pas, pour des raisons diverses et variées. Je me rappelle avoir rencontré un conservateur qui n’était pas collectionneur car pour lui c’était éthiquement impossible. Il ne pouvait pas voir une œuvre et penser qu’il pouvait l’acquérir soit pour le musée soit pour lui-même.

J. L. — La collection a-t-elle commencé avant la création de la galerie ?

B. J. — J’ai commencé assez tôt. J’ai acheté ma première œuvre à seize ans. Il s’agissait d’une gravure du peintre Roger Chastel que j’avais rencontré à l’école (Saint-Martin de Pontoise) quand je m’occupais d’un cercle d’Art. J’étais président de ce cercle et j’invitais régulièrement des artistes et des conférenciers. J’ai encore rencontré de cette façon Jean Signovert qui était graveur. Il avait appris la technique avec Fautrier puis travaillé pour Braque et Poliakoff. Il a eu ensuite une carrière d’artiste et est devenu à la fin de sa vie professeur de gravure à l’école des beaux-arts de Paris. Il est mort peu après.
C’est lui qui, le premier, m’a emmené dans les galeries et m’a fait rencontrer les artistes.

J. L. — Les achats se sont faits dans les galeries ?

B. J. — Oui, en général. J’ai acheté des gravures de Pierre Dmitrienko, André Marfaing, Pierre Tal-Coat, dans la galerie André Biren, rue Jacob, où j’ai aussi acquis le jeu du congru [1] de François Bouillon, achat qui s’est réalisé en deux étapes. La première fois, c’était trop cher, et quelques années plus tard, je suis retourné à la galerie. Il restait encore quelques exemplaires et j’ai pu l’acheter. A l’époque, je n’avais aucune idée de qui était François Bouillon, alors que la seconde fois, je crois que je l’avais déjà rencontré.

Pierre Tal-Coat, sans titre, non daté
Lavis sur papier, 50 cm x 25 cm, courtesy Bernard Jordan.

J. L. — À la fin des années 80 vous êtes chargé de constituer une collection pour la Banque Worms ? Y aviez-vous pensé ?

B. J. — Dès que j’ai ouvert la galerie en 1984, une des tâches que je m’étais données était de prendre contact avec des entreprises. J’avais en tête les collections d’entreprises si nombreuses aux États-Unis, en Allemagne, en Suisse et si rares, encore aujourd’hui, en France.
J’ai eu la chance de rencontrer Jean-Michel Bloch-Lainé, PDG de la banque Worms. Il a accepté ma proposition à un moment où d’une part, les affaires marchaient très bien et où d’autre part, la banque déménageait ses bureaux haussmanniens vers une tour du quartier de la Défense. Commencer une collection était une manière d’accompagner ce déménagement vers un quartier contemporain à Paris.
Les débuts ont été un peu difficiles. Ce choix était critiqué par l’ensemble du personnel. Puis dès qu’il y a eu une cinquantaine d’œuvres, j’ai commencé à organiser des visites dans l’immeuble, à faire intervenir des artistes et là, il y a eu un vrai basculement pour les gens qui travaillaient dans la tour. On leur a expliqué l’art contemporain, ils ont pu voir les artistes qui parlaient de leur travail. Le deuxième déclic s’est produit quand des cadres ont commencé à vouloir des œuvres dans leurs bureaux. C’est devenu une compétition : à qui aurait le plus de tableaux dans son bureau ! C’est idiot, mais cela montre comment, dans une entreprise, on peut s’approprier une collection.

J. L. — Vous avez construit cette collection. Y avait-il des directives exprimées ?

B. J. — Oui, l’entreprise voulait de la peinture. Je faisais des propositions et au bout de deux ans la banque possédait entre autres un bel ensemble de peintures de Martin Barré, d’Aurélie Nemours, une toile de Simon Hantaï, une de Jean-Pierre Pincemin, une œuvre de Nam June Paik, Claude Viallat et aussi des peintres de la galerie comme Christophe Cuzin et Philippe Compagnon.

J. L. — J’ai lu dans le mémoire qui vous a été consacré [2] que vous avez ouvert un cabinet de l’estampe et du dessin.

B. J. — C’était à la galerie rue Chapon en 2001. Je revenais à une de mes premières amours qui était la gravure. J’ai invité Michael Woolworth, Eric Seydoux, XX Multiple de Rotterdam à montrer leurs productions. J’étais frappé de voir que leur travail de grande qualité était relativement peu diffusé. L’intérêt c’est que les artistes peuvent faire grâce à l’édition ce qu’ils ne feraient pas autrement. Et ceci va à l’encontre de tout ce qui se passait dans les années cinquante quand les presses tournaient à plein régime pour faire des reproductions qui n’avaient aucun intérêt. Mon ambition concernant l’édition se poursuit actuellement avec l’ouverture de la galerie Jordan-Seydoux à Berlin, puisque c’est une galerie spécialisée dans le multiple.
Pour revenir au cabinet de la rue Chapon, en dehors des expositions d’éditeurs, j’invitais également des jeunes artistes à montrer des dessins, ce que je faisais par ailleurs depuis le début de la galerie.

J. L. — Le dessin était là, déjà, aux premiers temps de la galerie ?

B. J. — Oui j’ai exposé assez vite Philippe Compagnon qui fait aussi de la peinture et de la sculpture mais pour qui le dessin est important, Eve Gramatzki qui ne fait que des dessins, et puis ensuite des artistes comme Gilgian Gelzer et un peu plus tard, Paul van der Erdeen, Elmar Trenkwalder et puis Peter Soriano et Philippe Richard.

J. L. — Pierre Puvis de Chavannes [3] fait partie de votre histoire familiale. C’est important pour la collection ?

B. J. — C’est difficile de dire si c’est important mais ce que je peux dire c’est que pendant très longtemps, j’avais d’un côté, ma collection et de l’autre, quelques dessins de Puvis de Chavannes. Et ce n’est qu’avec l’acquisition de dessins de Trenkwalder, van der Eerden et d’autres qu’un lien s’est créé. Les dessins de Puvis de Chavannes ont en quelque sorte intégré la collection. Donc, c’est devenu important, mais ça ne l’était pas au départ ou je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite.

J. L. — On retrouve dans votre collection de dessins des choix qui sont ceux que vous avez faits pour la galerie : des artistes et des pratiques assez différentes, de la figuration à de nouvelles formes d’abstraction ou de travail conceptuel comme celui d’Éric Snell ou Roger Ackling. Y-a-t-il des outsiders ?

B. J. — Je ne peux pas dire que j’ai beaucoup d’artistes outsiders. Je montre des artistes qui sont à la frontière de l’art singulier : Paul van der Eerden et Elmar Trenkwalder. Le fait de présenter le travail de ces deux artistes m’a conduit à regarder plus attentivement du côté des singuliers mais je n’en retiens pas beaucoup d’artistes à part une découverte récente : Mamadou Cissé dont le travail m’a été présenté par Marcel Lubac [4] et qui m’a tout de suite impressionné.

J. L. — Éric Snell ou Roger Ackling sont présents avec des pièces significatives mais ce ne sont pas des artistes de la galerie

B. J. — J’ai toujours été intéressé, dans le dessin et dans l’art en général, par des choses très minimales ou conceptuelles d’un côté et puis par des choses très impulsives. Je me souviens de deux expositions qui ont été pour moi très importantes quand j’ai commencé à m’intéresser à l’art : la rétrospective Barnett Newman au Grand Palais en 1972 et la même année la rétrospective Gaston Chaissac au musée d’Art Moderne. Deux artistes représentant des esthétiques très éloignées. Mes choix pour la galerie découlent de cette double influence.

J. L. — Certaines expositions nous touchent et nous éprouvent. Celles de Newman et de Chaissac ont donc orienté votre travail et vos activités de façon décisive.

B. J. — J’ai revu il y a deux ou trois ans une rétrospective Barnett Newman à Philadelphie et j’ai revécu le choc que j’avais eu en 1972, c’était magnifique.

J. L. — Dans la collection, y a-t-il des œuvres auxquelles vous êtes particulièrement attaché ou que vous redécouvrez ?

B. J. — Je redécouvre des œuvres soit parce que ça fait longtemps que je les ai soit parce que je ne les ai pas accrochées ou pour d’autres raisons. Je peux dire que je suis très attaché à des œuvres que j’ai chez moi depuis vingt ans. Par exemple le dessin magnétique d’Eric Snell, c’est une œuvre que j’aime beaucoup et que je ne pourrai jamais accrocher chez moi - en tout cas, pas pour l’instant. Je peux citer encore les œuvres de Marcheschi, trop grandes.

J. L. — L’exposition pour vous serait de démontrer que le dessin est autre chose qu’une œuvre de petite dimension ?

B. J. — C’est pour ça que j’avais envie de montrer l’œuvre de Roger Ackling ou celle de Snell. Même si ce n’est pas sur papier, c’est dans l’esprit, profondément, du dessin.

J. L. — Comment définiriez-vous le dessin aujourd’hui ?

B. J. −— Il n’y a pas une mais des définitions. On avance souvent que le dessin est l’expression la plus directe et la plus rapide de l’idée de l’artiste et qu’il est donc plus authentique mais il permet aussi de prendre plus de risque et de tenter des expériences car la mise en œuvre est peu coûteuse. Ces définitions sont insuffisantes pour les artistes qui ne font que du dessin. Leurs dessins sont des œuvres abouties qui représentent parfois un long travail... Dans l’exposition, il y a une majorité d’artistes qui font du dessin leur médium principal.

J. L. — Qu’est-ce qu’une belle collection ? La rareté des pièces ou la qualité du collectionneur ?

B. J. — Une belle collection, c’est la qualité des pièces et le fil qui se tisse entre les œuvres. C’est la cohérence d’un choix qui donne plus à voir encore.

J. L. — Si je vous demandais de citer une autre collection de dessins, aujourd’hui ?

B. J. — Dans les collections vraiment importantes dont j’ai pu voir un choix récemment, j’aime beaucoup celle d’Antoine de Galbert [5], elle est très cohérente, très monomaniaque. C’est bien de découvrir des choses, de voir dans une collection de très belles œuvres et puis au fil du temps, des surprises, qu’elles soient bonnes ou mauvaises d’ailleurs.
Et puis, je pense à un autre exemple : ce n’est pas une collection mais une exposition.
Paul van der Eerden a organisé une exposition au musée Boijmans (de Rotterdam où l’artiste habite). Il a fait un choix parmi les dessins du musée, un autre choix d’œuvres dans la collection ABCD [6], des photos de Gilgian Gelzer, de Pierre Molinier, des dessins de Trenkwalder et puis des caricatures et des dessins de Puvis. C’était un choix très remarquable car c’était le choix de Paul van der Eerden. On comprenait en regardant cette exposition qu’il y avait une cohérence, un choix très singulier.

J. L. — Votre collection continue-t-elle à s’enrichir ? Ses dernières rencontres ?

B. J. — Oui, j’ai toujours en tête des idées d’achats qui parfois se concrétisent. Mes deux derniers achats sont deux dessins de Mamadou Cissé et un de Gabriele Chiari qui sont exposés à Angers. J’aime bien présenter les deux en même temps car on est encore dans la filiation de Chaissac et de Newman.


[1Le titre sonne comme une étrangeté. La boîte du jeu contient des gravures perforées et des oB. J.ets façonnés à partir de tronçons de poteaux télégraphiques que l’on peut fixer soi-même dans les trous de chaque gravure. Pour François Bouillon qui utilise autant la peinture, le dessin et la photographie que les oB. J.ets dans son travail, le jeu représente sa première installation.

[2Mémoire de maîtrise en histoire de l’art de Nicolas Tourre, 2002, Université de Montpellier III

[3Né à Lyon en 1824 et mort à Paris en 1898, c’est un des grands peintres muralistes de la fin du dix-neuvième siècle (peintures murales à la Sorbonne, au Panthéon etc..). Considéré comme un précurseur de l’art moderne, il laisse un grand nombre de toiles, dessins, sculptures et gravures, en partie au Musée d’Orsay.

[4Marcel Lubac est directeur artistique de la maison d’art contemporain Chaillioux à Fresnes (94).

[5Antoine de Galbert a créé en 2004, 10 boulevard de la Bastille,à Paris, la Maison rouge, fondation dédiée à la création actuelle et qui organise - entre autres - trois à six expositions par an.

[6ABCD (Art Brut Connaissance et Diffusion) association et collection d’art brut, réunie par Bruno Decharme.